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Trois Chansons Mortes

Fernando Pessoa

Contemporânea 7, janeiro de 1923, pp. 20-21.

  • [20]

    TROIS
    CHANSONS
    MORTES

    I

    Vous êtes belle: on vous adore.
    Vous êtes jeune: on vous sourit.
    Si un amour pourrait éclore
    Dans ce cœur où rien ne luit,
    Ce sourire de ma tristesse
    Se tournerait, reflet lointain,
    Vers l’or cendré de votre tresse,
    Vers le blanc mat de votre main.
    Mais je n’en fais que ce sourire
    Qui sommeille au fond de mes yeux —
    Lac froid qui, en vous voyant rire,
    S’oublie en un reflet joyeux.

    II

    J’eus un rêve. L’aube
    N’a pu soulever
    Du frais de sa robe
    Mon sommeil léger.
    En vain toute l’ombre
    Jettait sa noirceur.
    Mon cœur est plus sombre.
    C’était dans mon coeur.
    [21]
    Il est mort. J’existe
    Par ce qui m’en vint.
    Quoi? J’en suis plus triste...
    Ah, ce rêve éteint
    Faisait l’heure brève
    Et mon cœur moins las...
    Quel était ce rêve?
    Je ne le sais pas.

    III

    Si vous m’aimiez un peu?... Par rêve,

    Non par amour...


    Un rien... L’amour que l’on achève

    Est lourd.


    Faites de moi un qui vous aime,

    Pas qui je suis...


    Quand le rêve est beau, le jour meme

    Sourit.


    Que je sois triste ou laid — c’est l’ombre...

    Pour que le jour


    Vous soit frais, je vous fais ce sombre

    Séjour.


    FERNANDO PESSOA

  • [20]

    TROIS
    CHANSONS
    MORTES

    I

    Vous êtes belle: on vous adore.
    Vous êtes jeune: on vous sourit.
    Si un amour pourrait éclore
    Dans ce cœur où rien ne luit,
    Ce sourire de ma tristesse
    Se tournerait, reflet lointain,
    Vers l’or cendré de votre tresse,
    Vers le blanc mat de votre main.
    Mais je n’en fais que ce sourire
    Qui sommeille au fond de mes yeux —
    Lac froid qui, en vous voyant rire,
    S’oublie en un reflet joyeux.

    II

    J’eus un rêve. L’aube
    N’a pu soulever
    Du frais de sa robe
    Mon sommeil léger.
    En vain toute l’ombre
    Jettait sa noirceur.
    Mon cœur est plus sombre.
    C’était dans mon coeur.
    [21]
    Il est mort. J’existe
    Par ce qui m’en vint.
    Quoi? J’en suis plus triste...
    Ah, ce rêve éteint
    Faisait l’heure brève
    Et mon cœur moins las...
    Quel était ce rêve?
    Je ne le sais pas.

    III

    Si vous m’aimiez un peu?... Par rêve,

    Non par amour...


    Un rien... L’amour que l’on achève

    Est lourd.


    Faites de moi un qui vous aime,

    Pas qui je suis...


    Quand le rêve est beau, le jour meme

    Sourit.


    Que je sois triste ou laid — c’est l’ombre...

    Pour que le jour


    Vous soit frais, je vous fais ce sombre

    Séjour.


    FERNANDO PESSOA